DefTech

Innovation technologique et souveraineté

Des coopérations avec des pays non européens doivent être pratiquées dans certains cas. Ce sont les technologies stratégiques qui doivent bénéficier de capacités propres, afin d’éviter les dépendances externes, en particulier à l’égard d’un unique pays. Pour la Commission, l’une des méthodes est de pratiquer des investissements communs et coordonnés sur de grands projets (notamment de recherche et innovation). Le second volet, « externe », concerne les dimensions internationales de la souveraineté technologique. Il s’agit de créer les conditions pour mieux se protéger contre les pratiques commerciales déloyales, en faisant appliquer les règles du commerce international, pour garantir la réciprocité des accès aux marchés internationaux, lutter contre les effets de distorsion des subventions étrangères au sein du marché unique… Ce volet n’est pas que défensif (ou protectionniste) : il comprend aussi la création de liens pour développer les technologies avec des acteurs partageant les valeurs de l’Europe.

Comme beaucoup d’observateurs l’ont noté, la capacité d’un acteur comme l’UE à être plus « souverain » en matière technologique dans un monde fortement interconnecté dépend donc de ses aptitudes à innover, à contrôler la production des normes au niveau international, ainsi qu’à participer à la gouvernance mondiale des échanges (14). Il ne s’agit pas que l’UE se ferme sur elle-même, notamment parce que la taille de son marché intérieur n’est pas suffisante pour lui assurer une totale autonomie économique et une véritable influence sur le monde (15).

Outils européens de préservation de la souveraineté technologique

Plusieurs initiatives vont renforcer la souveraineté technologique européenne. L’espace va par exemple bénéficier d’un budget européen de 13,3 milliards d’euros dans les prochaines années. Si la plus grande part doit être consacrée à la modernisation du système de navigation par satellite Galileo (8 milliards) et au programme d’observation de la terre Copernicus (4,8 milliards), le reliquat sera employé pour lancer de nouveaux projets, notamment une constellation de satellites en orbite basse éventuellement équipés de systèmes cryptés et de technologies quantiques. Cette constellation devrait permettre – à l’horizon 2027 – de doter l’ensemble du continent d’une solution de connectivité haut débit par satellite, notamment pour des applications critiques (armées, police, services de secours…) (16). À terme, les États membres pourront donc bénéficier de deux des principaux services que les technologies spatiales permettent, la navigation et les liaisons haut débit par satellite, grâce à des systèmes contrôlés par les Européens.

De même, l’UE va soutenir les efforts dans les domaines du stockage et de l’exploitation des données. Le manque de contrôle sur les données, notamment susceptibles d’être concernées par l’extraterritorialité des lois américaines (Cloud Act), est une problématique de première importance. La Commission a ainsi lancé en décembre 2020 l’European Alliance for Industrial Data and Clouds. Constatant que l’Europe ne dispose pas de groupes de haute technologie comme les GAFAM ou les BAT, mais possède d’énormes gisements de données industrielles, une infrastructure européenne doit être bâtie pour prendre en charge leur stockage et leur exploitation, ainsi que pour que soient développés des applications fondées sur ces données et des services recourant à l’intelligence artificielle. Composée de représentants des États membres, de fournisseurs de solutions de cloud computing et d’utilisateurs industriels de clouds, l’Alliance doit servir à renforcer les capacités européennes dans la course à l’économie de la donnée. Elle pourra notamment mobiliser jusqu’à 10 milliards d’euros de financement pour la création de l’European Federated Cloud.

Le Digital Europe Programme doit quant à lui débuter en 2021. Jusqu’en 2027, il est prévu d’investir 1,9 milliard d’euros pour le développement de capacités de cybersécurité et dans le déploiement d’infrastructures et d’outils destinés aux administrations, aux entreprises, mais également aux particuliers. La cybersécurité constitue également une thématique éligible au programme InvestEU (17). L’objectif est donc que soient soutenus des acteurs européens de haut niveau dans trois des principales composantes de la numérisation économique – le stockage des données, leur exploitation et la cybersécurité –, permettant ainsi de limiter la dépendance, dans tous ces domaines, aux fournisseurs non européens.

Une souveraineté technologique, possible pilier de l’autonomie stratégique

Les efforts pour affirmer la souveraineté technologique de l’UE devraient renforcer son autonomie stratégique. Cette dernière est devenue, depuis quelques années, une notion socle de la réflexion des différentes institutions européennes sur le positionnement de l’Union au sein de son environnement international (18). La Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité (SGUE) de juin 2016 en a même fait un objectif principal. Pourtant, le concept ne fait l’objet d’aucune définition unanimement reconnue. Son emploi est plutôt récent (19). Certains auteurs considèrent d’ailleurs qu’il est ambigu (20).

Dans les conclusions du Conseil européen de novembre 2016, il est toutefois indiqué que l’Union doit renforcer son aptitude à être un fournisseur de sécurité au niveau mondial et améliorer sa politique de sécurité et de défense commune, afin d’accentuer son rôle stratégique global et sa capacité à agir de manière autonome quand et où cela est nécessaire, et avec des partenaires quand cela s’avère possible. En effet, contrairement à l’indépendance, l’autonomie stratégique n’implique pas d’agir seul, dans tous les espaces du globe, et de savoir tout faire (21). Il s’agit de disposer des capacités à agir, de différentes manières (diplomatie, aide au développement, opérations militaires…), dans des zones véritablement sélectionnées, soit en mobilisant avec d’autres des moyens partagés, soit seul en cas de menace spécifique ou d’atteinte aux intérêts vitaux. À partir d’une ligne stratégique claire, l’autonomie nécessite de bénéficier des informations pertinentes et de savoir les interpréter, ainsi qu’un large portefeuille de moyens d’action, y compris militaires.

Pendant presque trois décennies, les débats concernant l’autonomie européenne se sont concentrés en un affrontement entre ceux qui y voyaient une voie pour s’affranchir de la tutelle – militaire et politique – des États-Unis et les autres (plus nombreux) qui justement craignaient qu’emprunter ce chemin n’accélère le désengagement américain de l’Europe. Ce fut ainsi la voie de l’« identité européenne de défense » au sein de l’OTAN qui fut privilégiée à partir de 1995. La Politique de sécurité et de défense commune, née avec le traité de Lisbonne en 2007, a doté l’UE des capacités à conduire des opérations militaires de façon autonome – c’est-à-dire sans l’aide des États-Unis, mais au besoin avec certains moyens de l’OTAN. Cette aptitude à agir seule, l’Europe ne devait l’employer que pour des actions de gestion de crises en dehors du territoire européen, la répartition des tâches entre les deux organisations continuant de laisser la défense de ce territoire à l’Alliance atlantique (avec une forte participation américaine).

Les débats ont été relancés ces dernières années. Ils concernent le périmètre de la défense commune (22), alors même que de nombreux outils existent désormais (État-major militaire de l’UE, Agence européenne de défense, Fonds européen de défense). Ils portent aussi toujours sur le rapport entre une UE à la défense plus autonome et l’OTAN. Quelles que soient les options retenues, renforcer l’autonomie stratégique de l’UE implique une maîtrise de la production d’équipements militaires. Dans ce cadre, la souveraineté technologique que promeuvent désormais de nombreux acteurs s’avère nécessaire.

Notes

(1) Evgeny Morozov, « Souveraineté technologique : le grand réveil », Le Monde diplomatique, 3 octobre 2018.

(2) Les entreprises concernées doivent être capables de réacheminer tout le trafic Internet russe vers des points d’échange approuvés ou directement gérés par Roskomnazor, l’organisme national de surveillance des télécommunications. Le Programme prévoit aussi que la Russie construise sa propre version du système d’adresses du réseau (Domain Name System – DNS), afin de pouvoir fonctionner même si les liens vers les serveurs situés à l’étranger sont coupés.

(3) Ana Swanson, « Trump Blocks China-Backed Bid to Buy U.S. Chip Maker » The New York Times, 13 septembre 2017.

(4) Où pendant de très nombreuses années pourtant, au nom du libéralisme, les projets de loi visant à imposer des contrôles aux investissements étrangers furent rejetés.

(5Reform and Rebuild: The Next Steps, National Defense Authorization Act FY-2019, House of Armed Services Committee, 25 juillet 2018.

(6) Par exemple en juillet 2019 aux rencontres franco-allemandes d’Évian-les-Bains.

(7) Comme indiqué dans la lettre de mission de Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive et commissaire chargée de la concurrence.

(8) Disposant du « monopole de la violence physique légitime » (Max Weber, Le Savant et le Politique, Paris, Union Générale d’Éditions, 1963 [1919]).

(9) Thomas J. Biersteker, « State, Sovereignty and Territory », in Walter Carlsnaes, Thomas Risse, Beth A. Simmons, (dir.), Handbook of International Relations, SAGE Publications Ltd, 2012 (2e édition).

(10) Voir par exemple Alex Haché, « La souveraineté technologique », Mouvements, no 79, mars 2014.

(11) Stéphane Couture, Sophie Toupin, « What Does the Concept of ‘Sovereignty’ Mean in Digital, Network and Technological Sovereignty? » GigaNet: Global Internet Governance Academic Network, Annual Symposium 2017, 30 janvier 2018.

(12) Jokob Edler et alii, Technology sovereignty. From demand to concept, Fraunhofer Institute for Systems and Innovation Research, juillet 2020, p. 2.

(13) Compte rendu no 11, Mission d’information de la Conférence des Présidents « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne », audition, ouverte à la presse, de Mme Lorena Boix Alonso, directrice chargée de la stratégie et de la diffusion des politiques à la Direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies de la Commission européenne, 19 novembre 2020.

(14) Marc Leonard, Jean Pisani-Ferry, Elina Ribakova, Jeremy Shapiro, Guntram Wolff, Redefining Europe’s economic sovereignty, Joint publication of Bruegel and the European Council on Foreign Relations, juin 2019.

(15) Matthias Bauer, Fredrik Erixon, Europe’s Quest for Technology Sovereignty: Opportunities and Pitfalls, ECIPE Occasional Paper 02/2020, p. 7.

(16) Un contrat de 7,1 millions d’euros a été signé en décembre 2020 entre la Commission et un consortium comprenant Airbus, Thales Alenia Space et Telespazio, Orange, Eutelsat, Arianespace, Hispasat, OHB et SES, pour la réalisation d’une étude de faisabilité.

(17) Ce programme rassemble différents instruments financiers de l’UE (Fonds européen pour les investissements stratégiques, instruments du mécanisme pour l’interconnexion en Europe, mécanismes spécifiques du programme pour la compétitivité des entreprises et des PME…). De la sorte, il doit rendre possibles des économies d’échelle, tout en utilisant les garanties du budget communautaire pour attirer des investisseurs étrangers.

(18) Frédéric Mauro, Autonomie stratégique, le nouveau Graal de la défense européenne, Les rapports du GRIP, 2018/1, 2018.

(19) La France, qui en est la principale utilisatrice n’a commencé à la faire apparaître dans ses documents institutionnels qu’à partir des années 1990.

(20) Voir par exemple Paul Timmers, Strategic Autonomy and Cyber Security, Policy in focus, mai 2019.

(21) Institut Montaigne, La sécurité extérieure de la France face aux nouveaux risques stratégiques, mai 2002, p. 8 et 36.

(22) Barbara Lippert, Nicolai von Ondarza, Volker Perthes (dir.), European Strategic Autonomy. Actors, Issues, Conflicts of Interests, Stiftung Wissenschaft und Potilik, Research Paper 4, mars 2019.

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Frédéric Coste

Maître de recherche au sein de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).