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Hyperguerre : leurre ou fatalité pour l’Europe ?

Face à une telle détermination et à un tel élan, les Européens n’affichent ni le même enthousiasme ni le même engagement. Le rapport précité constate : « Certains Alliés craignent que la Third Offset Strategy mette trop l’accent sur les solutions technologiques de pointe conçues pour des environnements opérationnels spécifiques dans lesquels les Alliés européens ne seraient actuellement pas capables ou désireux d’intervenir ». D’où les injonctions diverses et variées. Les trois auteurs de « La guerre future » mettent en garde : « L’hyperguerre arrive en Europe, impulsée non pas par les Européens, mais par le changement technologique en cours aux États-Unis, en Chine et en Russie. » Si les Européens n’agissent pas en conséquence, ils pourraient bien « se retrouver face à un nouveau Pearl Harbor ». Le rapport OTAN 2030 relaie cette vision pour l’ensemble de l’Alliance : « L’acquisition de TE/TR [technologies émergentes, technologies de rupture] est fondamentale pour la sécurité future de l’OTAN et des pays de l’Alliance, raison pour laquelle ces technologies doivent faire partie des capacités que l’Organisation demande à ses membres de mettre à disposition (3) ». Sauf qu’en Europe, cette fois-ci, il y a des réticences. Et elles ne sont pas sans lien avec certaines expériences récentes.

Retour de la RAM, en mode turbo : instrument de maintien sous tutelle des alliés

Dès la première guerre du Golfe, on commence à parler de « révolution » pour désigner les mutations apportées dans l’art de la guerre par l’emploi massif des technologies de l’information. Aujourd’hui, un saut qualitatif encore plus décisif est annoncé : les nouvelles technologies émergentes et de rupture sont censées accélérer encore davantage, dans des proportions « surhumaines », le tempo de la guerre, voire – du fait, en partie, de cette vitesse – d’en exclure entièrement l’humain, à terme. Il est à noter que cette ré­­édition, en meilleur, de la RAM intervient dans un moment de montée des rivalités entre grandes puissances. Les enjeux sont donc autrement plus importants qu’à l’époque de la relative insouciance des années 1990, où l’aspect géopolitique de la RAM concernait plutôt son impact sur le rapport de forces au sein du monde occidental.

Un des concepteurs de la RAM, et vice-président du Comité des chefs d’état-major interarmées, l’amiral William A. Owens, l’écrit noir sur blanc : la course aux nouvelles technologies est une nouvelle façon de perpétuer le « leadership » américain dans l’Alliance. Dans son livre High Seas, paru en 1995, il développe l’idée selon laquelle « la supériorité américaine dans ces domaines peut nous procurer la même sorte d’influence politique que nous avions eue grâce à nos capacités nucléaires jadis. En tant que superpuissance nucléaire de l’Occident, les États-Unis bénéficiaient d’une autorité prééminente au sein de l’OTAN pour organiser et diriger les défenses de l’Europe de l’Ouest ». Pour l’amiral, la disparition de l’URSS a dévalorisé ce levier nucléaire, avec comme corollaire « l’effondrement de l’argument en faveur de la domination américaine dans l’Alliance et, par extension, celui de l’influence des États-Unis dans les affaires européennes. Afin de préserver notre influence auprès de nos alliés, il nous faut trouver un substitut au parapluie nucléaire ».

Avec la mise en avant des nouvelles technologies numériques dans l’espace militaire, la solution fut toute trouvée. D’après l’amiral Owens, les États-Unis peuvent « établir une nouvelle relation [avec leurs alliés] qui soit fondée sur l’avance technologique américaine dans les domaines du C3I, de la surveillance et de l’acquisition de cibles et dans les armes à guidage précis. Ces outils offrent une marge de supériorité et sont attractifs pour toutes les nations, mais ils sont très onéreux à développer ; [pour les Européens, désireux] d’en bénéficier sans avoir à en supporter le coût, travailler aux côtés des États-Unis devient une option séduisante. L’Amérique aurait ainsi son mot à dire dans ce qu’ils font avec leurs forces armées ».

Parmi les nombreux inconvénients, du côté européen, d’une telle dépendance (tels que l’insécurité de l’approvisionnement ou l’assèchement de la base industrielle et technologique de défense), citons-en ici un seul, celui qui a trait directement à l’opérationnalité de l’outil militaire. Tenir le rythme imposé par le technologisme américain entraîne, pour les alliés, des dépenses colossales et conduit, de ce fait, à une diminution en nombre des moyens. Ils peuvent y remédier de deux façons, soit en optant pour la spécialisation, soit en acceptant le format d’une armée échantillonnaire. Dans les deux cas, ils deviennent incapables de faire la guerre de manière autonome. Ils finiraient, comme le dit cette mise en garde lancée aux Britanniques par Raymond Odierno, le commandant de l’armée de terre américaine, « par combattre non pas “à côté de”, mais “dans les rangs de” l’armée américaine »…

Hubris technologique, éminemment contre-productive

De surcroît, la RAM a déjà mis en exergue deux points faibles qui ne vont que croître avec les scénarios du type « hyperguerre ». Il s’agit des vulnérabilités inhérentes à la numérisation excessive (comme en témoigne la multiplication des cyberattaques) et de l’inadéquation avec les objectifs politiques (illustrée de manière flagrante en Irak, en Libye, en Afghanistan). En 2017, le Defense Science Board du Pentagone faisait le constat que pratiquement aucun système d’armes en service aux États-Unis n’était à l’abri d’une cyberattaque. L’appareil militaire américain est à la fois le plus numérisé et – ceci n’étant pas étranger à cela – le plus vulnérable. Un rapport de la Brookings Institution, consacré à l’évolution de la technologie militaire 2020-2040, résume la situation : « Les armées modernes ont effectivement mis des talons d’Achille dans tout ce qu’elles utilisent – créant ainsi d’énormes opportunités pour leurs ennemis. (4) »

Le pari américain sur le tout technologique va de pair, dans les faits, avec une incapacité chronique à gagner les guerres. Le général Vincent Desportes aborde ce sujet dans son livre La dernière bataille de France : « La technologie n’est qu’une des dimensions de l’efficacité stratégique. L’armement doit certes être pensé en fonction de ses effets militaires, mais surtout de sa capacité à participer utilement à la réalisation de l’effet politique recherché. » Le moins que l’on puisse dire, c’est que lors des conflits de ces trente dernières années, cette efficacité et cette capacité de la technologisation à l’américaine n’ont pas été démontrées. Un récent rapport du Parlement européen appelle lui aussi à la prudence face à « une dépendance excessive à l’égard des systèmes technologiques en raison de perceptions trop optimistes de l’efficacité des solutions technologiques à des problèmes politiques complexes ». Il n’en reste pas moins que, toujours d’après ce rapport, « le rythme rapide des changements technologiques est susceptible de façonner de manière significative à la fois le contexte du champ de bataille et le contexte socioculturel plus large dans lequel les futurs conflits vont se produire » (5).

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Hajnalka Vincze

Hajnalka Vincze est analyste en politique internationale et de défense. Elle décrypte les relations européennes et transatlantiques, avec un accent particulier à la fois sur les choix dits techniques et sur le contexte politico-stratégique.