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Hyperguerre : leurre ou fatalité pour l’Europe ?

Pièges et enjeux en Europe : dépendances en réseau

Face à la perspective des technologies de rupture, les Européens ne peuvent plus se voiler la face : les risques de dépendance et de vulnérabilités se multiplient avec le changement que constituent la 5G, la robotisation poussée, l’IA ou le quantique. La surexposition de nos sociétés et de nos appareils militaires augmente de façon exponentielle. Et ce, alors même que le verrouillage dans le système choisi – soit souverain, soit sous contrôle étranger – devient quasi complet.

Un avant-goût de ce qui pourrait attendre les Européens dans cette logique d’hyperconnectivité est offert par le système informatique assurant le soutien logistique des avions F-35, y compris ceux achetés par les partenaires ou clients étrangers, appelé Autonomic Logistics Information System, et plus connu sous le nom ALIS. Il fut conçu pour remédier au problème inhérent aux avions militaires de dernier cri, à savoir des coûts de maintenance exorbitants et des taux de disponibilité réduits. Pour ce faire, ALIS envoie en continu des informations sur l’état de l’appareil, tous les détails techniques, dont les plans de vol, le profil des missions, les données de communication et les imageries vidéo, vers le constructeur Lockheed Martin, donc vers les États-Unis. Si le but était de faciliter la maintenance des appareils, force est de constater que c’est raté. D’après un rapport de la Cour des comptes américaine, ses dysfonctionnements occasionnent plus de 45 000 heures de tâches supplémentaires par an pour une unité de l’armée aérienne. La secrétaire de l’US Air Force a même plaisanté en disant : « Je peux vous garantir qu’aucun agent de maintenance n’appellera sa fille Alice ».

La situation est infiniment plus problématique pour les acheteurs étrangers. Ils se retrouvent dans un système hautement inefficace, sur lequel ils n’ont aucune prise, et aucun espoir non plus de s’en détacher. Un excellent spécialiste du F-35, l’américain Bill Sweetman, remarquait dès 2009 qu’il était « difficile de voir comment l’avion pourrait opérer sans un soutien américain direct et constant », vu que « sans accès à ALIS, l’appareil sera vite cloué au sol ». En outre, cet accès implique le siphonnage, en continu, d’informations hautement sensibles, de données dites souveraines, vers les États-Unis et vers Lockheed Martin. L’Italie, l’Australie et la Norvège ont échoué à mettre au point des solutions qui leur auraient permis de garder pour eux leurs propres informations, et la solution collective passant par Lockheed Martin (financée à hauteur de 26 millions de dollars, directement par les partenaires) n’a pas non plus apporté les résultats escomptés. Le SDM (Sovereign Data Management) conçu ultérieurement en complément d’ALIS repose toujours sur la confiance, c’est-à-dire que le client n’a aucune certitude que le filtrage entre données transmissibles ou pas sera réellement effectué selon ses attentes. Celui-ci ne dispose d’ailleurs toujours que de quelques heures de vol « en liberté », avant que l’avion ne soit obligé de se reconnecter à ALIS pour pouvoir continuer de fonctionner.

L’architecture JEDI (ou quiconque lui succédera) est ALIS puissance dix. Le nuage de guerre (war cloud) imaginé par le Pentagone et dont la mise en œuvre fut confiée à Microsoft se présentait comme la solution parfaite. Certes, cette Joint Enterprise Defense Infrastructure – qui aurait géré l’informatique en nuage de l’ensemble de l’armée américaine, tous services et agences confondus – vient d’être annulée pour des raisons internes, mais le concept d’une interconnectivité de plus en plus poussée et de plus en plus englobante, lui, reste le cap. L’excellent analyste britannique Paul Cornish ne s’y est pas trompé lorsqu’il a écrit : « JEDI est vital non seulement pour la sécurité nationale des États-Unis, mais aussi pour garantir que le réseau d’information stratégique de l’Occident est aussi cohérent et décisif que possible ». Quelle que soit la forme que sa succession va prendre, l’injonction bien connue réapparaîtra : soit les alliés restent prêts à s’y connecter (en adoptant, entre autres les mêmes formats, les mêmes procédures, les mêmes fournisseurs), soit ils se marginalisent et seront laissés sur le bord de la route.

Réveil en demi-teinte à l’UE

Prise en tenaille entre, d’un côté, sa dépendance militaire vis-à-vis des États-Unis (mais aussi par rapport aux géants du numérique américains, les fameux GAFAM pour lesquels elle n’a pas d’équivalents) et, de l’autre, son exposition aux pressions russes (dans le domaine du cyber) et chinoises (en matière d’infrastructures de télécommunication, en particulier les réseaux 5G), l’Europe fait plus figure de proie facile que de puissance « géopolitique » en devenir. Dans ce contexte, la Commission de Bruxelles affiche un volontarisme indiscutable, rarement vu de sa part. Dans son dernier discours « sur l’état de l’Union », en septembre 2021, la présidente Ursula von der Leyen a déclaré : « Le numérique est l’enjeu décisif ». Non pas « un », mais « le » : à noter l’article défini (pareil dans le texte en anglais : « the » make-or-break issue). Et elle souligne : « Il ne s’agit pas seulement de la compétitivité, mais aussi de souveraineté technologique ».

Ses propos sont dans la droite ligne d’une multitude d’initiatives prises ces trois dernières années. Que ce soit la mise en place d’alliances industrielles (pour les semi-conducteurs, et les technologies de nuage), de propositions législatives (sur la gouvernance des données, ou sur l’IA), de mécanismes de filtrage des investissements étrangers ou encore de coup de pouce budgétaire (au moins 20 % du plan de relance devra être consacré au développement du numérique), l’intention de la Commission est claire. Le commissaire Thierry Breton y défend, avec un certain succès, le point de vue « souverainiste ». Il n’a de cesse d’alerter sur le fait que « la maîtrise de la technologie est au cœur du nouvel ordre géopolitique ». L’Atlantic Council ne s’y trompe d’ailleurs pas : un de ses récents rapports note que l’ambition européenne de « souveraineté numérique » suscite, du côté américain, les mêmes inquiétudes que le concept d’autonomie stratégique. On y décèle la même volonté de non-dépendance, voire d’émancipation. Force est de constater que, dans les faits, on est loin du compte.

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Hajnalka Vincze

Hajnalka Vincze est analyste en politique internationale et de défense. Elle décrypte les relations européennes et transatlantiques, avec un accent particulier à la fois sur les choix dits techniques et sur le contexte politico-stratégique.