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Hyperguerre : leurre ou fatalité pour l’Europe ?

Dès qu’il est question des briques essentielles qui donneraient corps à cette souveraineté numérique, à savoir les technologies clés et les infrastructures critiques, les crispations des États membres réapparaissent, et on y retrouve les habituelles lignes de front. Les conclusions du Conseil européen d’octobre 2020, portant sur la politique industrielle et la dimension numérique, parlent, certes, de la « réduction des dépendances » et « d’autonomie stratégique », mais la formulation alambiquée en dit long sur le chemin qui reste à parcourir. « Parvenir à une autonomie stratégique tout en préservant une économie ouverte est un objectif clé de l’Union ». Dit comme cela, l’exigence d’autonomie s’en sort diluée et l’impératif d’ouverture l’emporte. En janvier 2021, douze États membres ont publié une lettre ouverte pour insister sur ce point : les velléités d’autonomie sont tolérées tant qu’elles ne gênent pas le cadre général d’ouverture.

Sur les initiatives concrètes, les mêmes divisions refont surface parmi les États membres, autour de la distinction entre ambition d’autonomie affichée et actes d’autonomie réelle. Dix-neuf pays de l’UE se sont formellement opposés à l’initiative de la Commission sur la recherche quantique, au motif qu’ils tiennent à ce que des entreprises et des États étrangers puissent participer à ce programme pourtant hautement stratégique (financé sur deniers publics et visant, en principe, l’autonomie stratégique). Sur le nuage Gaia-X, le supercalculateur franchissant le cap de l’exaflop, équivalent à un milliard de milliards d’opérations par seconde, ou encore sur les alliances industrielles, c’est toujours la même rengaine : pour la plupart des participants, autres que la France, l’ouverture (à savoir l’accès accordé aux partenaires étrangers, en particulier américains) prime sur les considérations de non-dépendance et, de ce fait, dénature les projets. Or, sans ces « briques » critiques, il est impossible de bâtir un écosystème numérique de confiance qui permettrait de garantir, en toute autonomie, le fonctionnement de nos sociétés et appareils militaires de plus en plus numérisés.

Fatalité auto-infligée ?

Il n’est donc point besoin de scénarios du type « hyperguerre » pour que l’enjeu numérique soit crucial. D’après la ministre des Armées, Florence Parly, « le numérique est partout dans notre quotidien. Le ministère des armées n’y échappe pas, que ce soit dans ses frégates, ses avions, ses blindés de plus en plus truffés de microprocesseurs, de puces ou de logiciels. Nos communications s’appuient sur des réseaux numérisés ». En précisant que « cette réalité sera multipliée par un facteur 50 ou 100 à l’avenir ». Certes. Néanmoins, comme le dit le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées : « Oui, il faut conserver une certaine supériorité technologique, mais si c’est pour disposer d’une F1 qui est efficace seulement sur un circuit avec une écurie autour d’elle, c’est un leurre. Il ne faut donc pas se laisser entraîner dans la très haute technologie. Il faut que nos systèmes d’armes soient toujours relativement résilients et stables et qu’en plus, ils soient capables de fonctionner en mode dégradé (6) ». Un récent rapport du Sénat reprend ce raisonnement à son compte et y ajoutant deux autres critères : à coût raisonnable et sans dépendances majeures vis-à-vis de l’extérieur (7).

Or l’insistance sur la surtechnologisation accélérée risque, justement, de siphonner les budgets européens au profit d’hypothèses émanant de cultures stratégiques et de considérations économiques qui leur sont étrangères, et au détriment d’investissements dans un écosystème numérique véritablement autonome. Ce n’est pas un hasard si c’est sur la question de la non-dépendance qu’achoppent, dans le numérique tout comme dans l’armement en général, la plupart des initiatives. Il ne faut pas seulement trouver, comme le dit le général Vincent Desportes, « la juste technologie », mais les justes partenaires aussi. Dans ce domaine, décrit par l’ancien directeur de l’ANSII [Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information] Patrick Pailloux comme « la souveraineté de la souveraineté », rester à l’abri de toute pression et de tout chantage est la seule boussole pertinente. Force est de constater que ce n’est pas celle que choisissent, la plupart du temps, les partenaires européens de la France.

Parlant de l’industrie de l’armement, le président Macron avait expliqué en 2020 : « L’autonomie, c’est avoir les bons équipements et être sûr que ces équipements ne sont pas dépendants d’autres puissances. Et donc, ne pas acheter des équipements qui appartiennent peut-être à nos alliés, mais qui ne sont pas toujours, en quelque sorte, co-décisionnaires de ce que nous voulons faire. Si l’on veut une vraie autonomie militaire, on veut pouvoir agir avec les Américains chaque fois qu’on le décide. Mais on veut aussi pouvoir agir même quand on n’est pas d’accord avec les Américains sur un sujet. Et donc, on ne veut pas dépendre d’eux. Cela suppose d’avoir une vraie industrie de défense pour éviter que, le jour où l’on intervient sur telle ou telle opération, les Américains nous disent : “non, non, non, avec cet équipement qui est le mien, vous n’avez pas le droit d’y aller” (8) ». Sauf qu’il convient d’aller au bout de cette logique. Notamment s’agissant du recours aux co­opérations européennes pour un écosystème numérique. S’engager dans des rapports d’interdépendance avec des partenaires qui se condamnent – au prétexte de rester « ouverts » – à être dépendants vis-à-vis d’un quelconque tiers revient au même que d’accepter soi-même cette dépendance. Avec, comme résultat, la perte définitive d’alternatives. À ce moment-là, toute réflexion autonome sur l’avenir de la guerre deviendrait hors propos, les Européens n’ayant d’autre choix que le suivisme.

Notes

(1) J. R. Allen, F. B. Hodges et J. Lindley-French, Future War and the Defence of Europe, Oxford University Press, 2021.

(2) « Préserver l’avance technologique de l’OTAN : adaptation stratégique et recherche et développement en matière de défense », rapport de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, par Thomas Marino (États-Unis), septembre 2017.

(3) « OTAN 2030 : Unis pour une nouvelle ère », analyse et recommandations du Groupe de réflexion constitué par le secrétaire général de l’OTAN, novembre 2020.

(4) Michael E. O’Hanlon, Forecasting change in military technology, 2020-2040, The Brookings Institution, septembre 2018.

(5) « Innovative technologies shaping the 2040 battlefield, EPRS », service de recherches du Parlement européen, août 2021.

(6) Interview du général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre, La Tribune, 18 mars 2021.

(7) « Haut-Karabagh : dix enseignements d’un conflit qui nous concerne », rapport d’information (O. Cigliotti et M.-A. Carlotti), commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, 7 juillet 2021.

(8) Propos du président Emmanuel Macron au Débat citoyen en compagnie de la chancelière Angela Merkel, Aix-la-Chapelle, 22 janvier 2020.

Légende de la photo en première page : Le terme « hyperguerre » décrit un nouveau paradigme dans la guerre, construit autour de nouvelles technologies de rupture, comme l’intelligence artificielle. © USAF

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Hajnalka Vincze

Hajnalka Vincze est analyste en politique internationale et de défense. Elle décrypte les relations européennes et transatlantiques, avec un accent particulier à la fois sur les choix dits techniques et sur le contexte politico-stratégique.