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« S’adapter pour vaincre » : évolution et innovations des armées

L’innovation des armées passe-t-elle forcément par la technologie ?

Michel Goya. Non bien sûr, même si « innovation » est souvent associé à « technologie ». Il peut y avoir en réalité des innovations dans quatre champs principaux : les équipements, les structures, les méthodes, mais aussi dans la façon de voir les choses, ce que l’on pourrait qualifier d’innovation culturelle. Quand on change de regard pendant la Première Guerre mondiale sur les jeunes sous-officiers et qu’on les juge capables de prendre des décisions tactiques, c’est une innovation culturelle qui autorise la création des groupes de combat d’infanterie, innovation de structure qui s’appuie aussi sur de nouveaux armements comme les fusils mitrailleurs. Le plus souvent, ces quatre champs interagissent, ce qui rend généralement imprévisible la manière dont une innovation va évoluer. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’US Army se dote de tanks destroyers, des véhicules blindés légers équipés d’un canon puissant, en imaginant de les utiliser groupés pour former des écrans antichars. Quand les bataillons de tanks destroyers sont introduits dans les divisions d’infanterie, ils sont utilisés très différemment par les hommes sur le terrain, qui les voient plutôt comme des canons d’appui et les dispersent dans les unités d’infanterie.

Le « choc du futur » (Alvin Toffler) a caractérisé l’armée française avant la Grande Guerre. Ce choc existe-t-il encore de nos jours ou nos armées s’adaptent-elles plus vite et mieux ?

Il y a « choc du futur » lorsque les changements dans l’environnement dépassent les capacités d’adaptation d’une organisation. La période qui va du milieu du XIXe siècle au début de la Grande Guerre est une période d’immenses changements dans les sociétés. Dans le domaine technique militaire, elle voit d’abord un développement considérable de la puissance de feu puis, au tournant du XXe siècle, les prémices d’un développement tout aussi important dans le domaine des transports puis des communications. On va dans les airs, sur les routes en voiture, sous les eaux, on communique à distance par téléphone ou même par les ondes. Tout cela va forcément avoir un impact considérable sur la manière de combattre, mais cela va trop vite pour pouvoir l’appréhender complètement.

Se trouve-t-on dans une situation similaire ? Peut-être : on constate un ralentissement dans le développement et l’acquisition des équipements dits majeurs. Investir dans un avion de combat de 5e génération équivaut à s’engager sur un processus de plus soixante ans, de l’idée au remplacement, et coûte des dizaines de milliards d’euros. L’ossature matérielle de l’US Army date encore des années Reagan. Aucun programme majeur nouveau n’a pu y être achevé depuis. Dans le même temps, on observe des changements majeurs dans le champ idéologique, la démographie, l’environnement, les technologies de l’information, la diffusion des armes légères, etc., qui doivent forcément influencer les politiques de défense. Le fait qu’on ne sache pas trop comment est effectivement un signe de possible « choc du futur ».

L’US Army (l’infanterie notamment) se rend compte qu’elle a perdu ses compétences dans les conflits dits conventionnels (entre États de force plus ou moins équivalente) et opère un virage à 180 degrés dans sa doctrine. Comment l’expliquez-vous ? Est-ce une « contre-révolution » militaire ?

Le problème premier des armées est qu’elles doivent réaliser des missions et faire face à des adversaires toujours changeants. Il existe deux manières d’employer l’armée, ce monopole étatique de la force légitime : la guerre et la police. La différence entre les deux réside dans la présence ou non d’un ennemi politique désigné. La guerre peut être menée contre un État ou une organisation politique armée ; la police peut être d’interposition entre adversaires ou de sécurisation au milieu des gens. Quand on regarde l’emploi des forces armées françaises depuis 1815, on découvre qu’on change de priorité tous les dix à quinze ans entre ces quatre missions générales. Il y en a même souvent deux à assurer en même temps : gagner la guerre contre les organisations armées djihadistes tout en préparant un conflit de haute intensité, par exemple. Le problème est que ces missions ne nécessitent pas les mêmes systèmes de forces, ce qui a souvent conduit à en avoir deux : un pour la guerre régulière et un pour les expéditions lointaines, par exemple. C’est désormais une solution difficile à imaginer. Nous avons donc une obligation de souplesse et d’agilité, de capacité à changer ou au moins adapter un système de forces plus rapidement que nous ne le faisons.

Si vous ne deviez retenir qu’une seule époque durant laquelle l’armée française a le plus évolué, innové et s’est le mieux adaptée, quelle serait-elle ?

La Première Guerre mondiale, incontestablement. L’armée française s’y est transformée de manière radicale en l’espace de quatre années.

C’est la plus profonde transformation d’une grande organisation ou institution française de toute notre histoire. L’armée française de 1918 est une armée moderne et industrielle, alors que celle de 1914 n’était fondamentalement pas très différente de celle de Napoléon. Pour reprendre l’exemple du chef de groupe de 1918 cité plus haut, si ce sergent était téléporté aujourd’hui dans un régiment d’infanterie, il s’adapterait assez vite, car son métier n’a pas fondamentalement changé. En revanche, s’il était téléporté seulement quatre ans plus tôt, il serait complètement perdu tant les choses ont évolué à ce niveau.

L’armée française moderne s’est souvent adaptée très vite, parfois dans l’urgence et dans un certain désordre, mais toujours avec force. L’armée qui combat sur la Somme en juin 1940 n’est déjà plus celle qui combattait en mai. Avec les mêmes moyens, elle est devenue tactiquement plus efficace face aux Allemands, sans que cela soit hélas ! suffisant pour, contrairement à 1914, inverser la tendance générale.

Darwin disait que les espèces qui survivent ne sont pas les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux aux changements. Cette assertion peut-elle s’appliquer aux armées ?

Oui, mais pour s’adapter, il faut être assez intelligent pour comprendre que l’on ne va plus dans le bon sens et assez fort pour se transformer, ce qui n’est jamais facile pour une organisation, surtout lorsqu’il faut toucher à ses valeurs profondes ou simplement à ses habitudes. Les armées ont aussi ce problème qu’elles fonctionnent souvent en mode discontinu : elles passent la majeure partie de leur temps à se préparer et un temps beaucoup plus bref à combattre. Les premiers combats sont des révélateurs de la qualité de cette préparation. Le besoin d’adaptation sera d’autant plus important que la préparation aura été mauvaise.

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Michel Goya

Colonel des troupes de marine (r), animateur du blog La Voie de l’Épée.