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Souveraineté, autonomie, innovation : l’Europe de la défense est-elle possible ?

Les industries de défense et technologiques sont des atouts maîtres dans les plans de relance français et européens. Mais à condition que l’État, Bruxelles et les autres membres de l’Union alignent leurs visions pour se mettre d’accord et lancer véritablement l’Europe de la défense. Mais cette Europe est-elle possible ? Et si oui, quelle place y prendrait la France ? Et que pèserait-elle face aux trois poids lourds américain, chinois et russe ?

La crise sanitaire que nous traversons encore a des conséquences sur l’équilibre du monde. Elle en a également au sein même des pays, et notamment en Europe où le « national » (voire le local) a fait un retour en force. Depuis un an, politiques, industriels et membres de cercles économiques parlent d’un retour à une forme de protectionnisme européen. Pour autant, la fameuse préférence communautaire est mise à mal par les attitudes ambiguës de certains États membres. Leurs choix remettent en effet en cause cette préférence européenne. L’Allemagne, par exemple, a annoncé, en pleine crise de la COVID, qu’elle ferait l’acquisition d’avions de combat américains, se rendant dépendante des États-Unis alors même qu’une solution européenne était possible.

À coups de milliards, l’Europe passe commande… aux États-Unis

L’Allemagne n’est pourtant pas le seul exemple. La Pologne a fait l’acquisition de tout un arsenal américain, alors que, de leur côté, les Pays-Bas et la Belgique ont fait le choix du F-35, aux coûts faramineux et aux nombreux problèmes techniques. Récemment, l’Europe a passé commande aux États-Unis pour 100 milliards d’euros. De son côté, l’industrie européenne est à la peine alors même que l’Europe et la France peuvent livrer d’excellents matériels à des prix raisonnables. Le choix de certains pays d’acheter américain met donc à mal l’idée même de défense européenne, qui a longtemps souffert d’une mauvaise image.

La crise sanitaire a néanmoins fait ressurgir l’idée de souveraineté, terme longtemps voué aux gémonies. Or il n’y a pas de souveraineté sans autonomie. L’idée d’un partage des coûts, de plus en plus élevés, dans la défense est dans l’intérêt de l’Union européenne. Or on constate que ce n’est pas le chemin, pourtant logique, pris par les États membres. Comment l’expliquer ? Beaucoup de pays européens sont encore marqués par le poids de l’histoire. Se placer sous le parapluie américain est la garantie de rester hors d’atteinte de la Russie. Réelles ou supposées, les ambitions russes en Europe de l’Est motivent l’attitude des États de l’Union les plus orientaux.

Malgré cela, certains analystes et politiques avaient vu dans l’élection de Donald Trump une nouvelle étape dans l’accélération du découplage entre États-Unis et Europe, mais aussi, en conséquence, l’accélération du resserrement de l’Union autour d’intérêts communs, dont celui de la défense. Force est de constater que si le premier point se vérifie, le second est un échec. Quoi qu’en disent nos voisins de l’Est, l’envoi de techniciens militaires américains en Europe n’est que l’illusion d’un appui inconditionnel de Washington. Le général de Gaulle avait raison : les Américains ne sacrifieront jamais Boston pour les beaux yeux des Hambourgeoises. En conséquence, rien ne justifie les achats de matériels et de technologies américains.

Le Fonds européen de défense enfin mis à profit

L’Union européenne a pourtant des possibilités industrielles, technologiques et bien sûr budgétaires.

La donne pourrait changer avec le Fonds européen de la défense (FED). Créé en 2016 et porté par la France, il a longtemps été une coquille vide. Mais, en décembre dernier, sept milliards d’euros y ont été injectés pour la période 2021-2027. Il s’agit du tout premier programme financier pluriannuel visant à soutenir la recherche et le développement dans la défense.

L’objectif du FED est de faire émerger une base industrielle et technologique de défense européenne favorisant les rapprochements et les coopérations. Deux tiers du budget serviront à financer le développement de nouvelles capacités militaires et le reste à financer des projets de recherche collaboratifs. Le FED doit également faciliter la création d’une Europe de la défense en concentrant les initiatives et les budgets.

Quelles que soient les raisons de cette lenteur, le chantage que peuvent exercer les États-Unis explique aussi la faiblesse de la stratégie européenne pour bâtir une véritable industrie de défense. Les exportations européennes vers les États-Unis représentent 140 milliards d’euros par an, mais l’Allemagne capte 50 % de ce total. Si Berlin achète pour 15 milliards d’euros de matériel américain, c’est aussi pour défendre son industrie civile, notamment automobile.

Mais la France n’est pas sans atouts. Depuis le Brexit, elle joue un rôle moteur dans l’Europe de la défense. Son objectif est maintenant de faire prendre conscience aux pays membres qu’ils ont plus à perdre qu’à gagner en achetant du matériel et des technologies américains.

<strong>SCAF : de profondes divergences entre Paris et Berlin</strong>
Le projet de futur avion de combat européen SCAF (Système de combat aérien du futur) crée de nouvelles tensions entre Paris et Berlin. L’agence Reuters a indiqué que ces tensions étaient d’ordre industriel pour l’Allemagne et militaire pour la France, sur fond de rivalité entre les constructeurs. Ce projet de 100 milliards d’euros est pourtant l’épine dorsale de la politique de défense européenne portée par Paris. Le SCAF, construit par Dassault, Airbus et l’entreprise espagnole Indra, doit remplacer le Rafale et l’Eurofighter allemand.

La France, par la voix de son président, Emmanuel Macron, souhaitait débloquer cinq milliards d’euros supplémentaires pour le développement du prototype. Refus cinglant de la chancelière allemande, Angela Merkel, qui a par ailleurs indiqué : « Nous savons qu’il s’agit d’un projet sous direction française, mais ce doit être un projet où les deux pays jouent d’égal à égal et, là, il y a encore beaucoup de questions à clarifier ». Berlin souhaite en fait pouvoir utiliser des technologies du SCAF pour ses propres projets militaires, brisant ainsi les droits de propriété intellectuelle. Paris, de son côté, craint que l’Allemagne n’utilise les compétences françaises à son avantage et en profite pour développer ses propres projets de défense.

De nombreux analystes soulignent à raison les difficultés à faire collaborer les deux pays sur un projet aussi ambitieux et important tant les visions divergent. Un parlementaire français estime d’ailleurs qu’« il aurait été beaucoup plus facile de travailler avec les Britanniques sur un tel projet parce que nous avons la même culture militaire ».

© Dassault Aviation

France : souveraineté et industrie de défense

La crise sanitaire a engendré une crise économique particulièrement dure. Le plan de relance de l’Union européenne, véritable « plan Marshall » de 750 milliards d’euros, met en lumière l’urgence de la situation. Dans ce contexte, le FED devient un enjeu majeur, mais l’affaire s’engage mal. Dès avant le début de la crise, la présidence finlandaise de l’Union avait souhaité amputer de moitié le montant du FED. Puis, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a fait du pacte vert et de la transition numérique le cœur du plan de relance. Ainsi, la politique industrielle et technologique de défense de l’Union est la grande perdante.

Or la stratégie industrielle et technologique de défense se bâtit sur le temps long. Pour rester dans la compétition et anticiper, il est nécessaire d’avoir une vision. Le manque de compétitivité de l’Union et la faiblesse de son secteur R&D auront de lourdes conséquences sur la souveraineté de l’Europe, sur sa sécurité et sur son poids sur la scène internationale.

Si cela est encore à rappeler, l’innovation est intimement liée à l’industrie et aux technologies de rupture dans la défense, dans l’armement, mais aussi dans le secteur civil qui bénéficie souvent des avancées dans le domaine militaire. C’est également capital en termes d’emplois, de développement pour la France et ses territoires.

Mais les espoirs sont déjà déçus. Les pays dits « frugaux » ont donné leur accord au plan de relance, mais avec des coupes dans les deux grandes priorités de la Commission : la défense et l’espace. Le FED devait être doté, au départ, de 13 milliards d’euros et non de sept. Le député LR Arnaud Danjean, coordinateur sécurité-défense du Parti populaire européen (PPE), a déploré le « quasi­abandon des ambitions en sécurité/défense de l’Union ».

Le commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, a pourtant souligné que le secteur de la défense constituait l’un des quatorze écosystèmes industriels clés pour l’économie européenne. Car, grâce aux commandes publiques, il peut relancer l’économie, créer des emplois et permettre le développement des territoires où sont installées les industries.

Intégrer la politique industrielle de défense dans le plan de relance européen aurait été un choix judicieux, voire une nécessité. Un budget important aurait permis d’améliorer le FED de bout en bout, en amont avec la recherche, et en aval avec la production, le tout en créant des ponts entre les différents programmes européens, dans un esprit de décloisonnement. Dans ce contexte, la France peut encore jouer un rôle de leader pour arrimer à sa suite d’autres pays membres et pourquoi pas former un « groupe des bonnes volontés ».

Une base industrielle et technologique de souveraineté

Mais, pour cela, elle doit d’abord remettre un peu d’ordre chez elle. L’affaire des masques au début de la crise sanitaire a été un coup de semonce. L’absence de stocks suffisants et celle de capacité industrielle pour les produire rapidement ont mis en lumière notre manque de vision stratégique. Rappelons que la crise avait été anticipée dans le Livre blanc de 2013 et dans la Revue stratégique de 2017.

De plus, le rapport de 2020 de la Cour des comptes a critiqué le manque de vision de la France pour les drones aériens, soulignant sa dépendance aux États-Unis avec l’achat de drones Reaper.

Le véritable problème est que si l’anticipation de la crise sanitaire était bonne, jamais les actions n’ont suivi, ou alors de manière désordonnée, avec une vision « court-termiste ».

Si la base industrielle et technologique de défense (BITD) est indispensable, il faut impérativement élargir le spectre pour regagner notre souveraineté. Les États-Unis, grâce à un écosystème double dans l’innovation, maîtrisent les technologies et les capacités industrielles critiques. Pourquoi dès lors ne pas les imiter ?

En outre, l’État doit préserver nos entreprises stratégiques. L’affaire Photonis est à ce titre intéressante. Spécialisée dans l’optronique, l’entreprise française devait être rachetée par l’américain Teledyne Technologies, ce qui aurait été une catastrophe industrielle majeure. Pour autant, l’État n’a fait aucune proposition de remplacement. De même, pourquoi la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) utilise-t-elle le logiciel américain Palantir ?

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Boris Laurent

Spécialiste des questions de Défense, coordinateur éditorial du magazine DefTech.