Dans le numéro de novembre 1956 de la revue Army, le lieutenant-colonel Robert Rigg fait une description de la guerre en 1974, contre l’Union soviétique en Europe et pleine de soldats volants et d’armes atomiques. En réalité, en 1974, les soldats américains ne sont guère différents de ceux de 1956 et ils ont combattu dans les rizières et les jungles du Vietnam. L’anticipation militaire est un exercice aussi nécessaire que voué à l’échec.
Modeler une armée selon la manière dont on pense avoir à l’utiliser dans le futur est un exercice délicat. En premier lieu, il est rare que l’on construise une armée à partir de rien, mais bien plus fréquent que l’on ait à adapter une lourde structure héritée. Ensuite, le futur n’existe pas. Il n’y a autour de nous qu’un présent dont on peut au mieux déterminer les cohérences et les tendances, mais pendant un temps seulement, avant un grand chamboulement aussi inéluctable qu’imprévisible.
Autrement dit, il s’agit d’orienter un paquebot, à l’équipage souvent réticent, à travers le brouillard dans une nouvelle direction que l’on estime la bonne tout en sachant que l’on y rencontrera un jour un iceberg. On peut toujours faire des récits d’anticipation sur le voyage, il y a très peu de chances pour qu’ils tombent juste.
La guerre du futur ne recule jamais
Faisons un peu de rétro-anticipation. C’est avec la Révolution industrielle que l’on commence à parler de « guerre future », en évoquant à la fois la guerre elle-même, qui concerne toute la nation, et la manière de la mener par les militaires, toute la différence entre les termes anglais war et warfare. C’est en effet le moment où l’on constate que, sous l’emprise de forces puissantes, la société dans laquelle on mourra sera forcément très différente de celle dans laquelle on vit. Le futur se distingue donc désormais nettement du présent.
Du côté militaire, on comprend aussi la nécessité, dans un univers changeant, d’avoir un corpus militaire doctrinal qui fixe à un moment donné l’état de l’art dans un champ d’action donné. On espère que le combat décrit et appris en temps de paix ne sera pas trop éloigné des réalités du moment de la guerre. La plupart des Français qui partent en guerre en août 1914 ont appris à la faire avec des règlements écrits entre 1895 et 1904. Entre-temps, des choses comme les aéroplanes, les mitrailleuses, l’artillerie à tir rapide, l’artillerie lourde, les voitures et camions, la TSF, les téléphones, sont entrées en service, pour ne citer que les équipements. Le choc entre des anticipations floues et la réalité va être terrible.
Et encore ne s’agit-il là que de la zone de responsabilité des militaires. Tout ce qui se passe autour, avec plein de choses politiques, socio-économiques, culturelles, démographiques, etc. qui peuvent avoir des conséquences sur les missions et les moyens des militaires, est plus complexe à appréhender, et ce d’autant plus que le temps y est discontinu.
Revenons en arrière. Après la période belliqueuse de la Révolution et de l’Empire, l’« arène » des grandes puissances du moment s’apaise dans un cadre international régulé. L’armée française ne fait plus la guerre contre celles de ses voisins, mais diversifie ses missions entre le maintien de l’ordre intérieur, la guerre contre les tribus algériennes et, c’est assez nouveau, des missions de « maintien de la paix » en Belgique ou en Grèce. On a déjà là l’amorce de toutes les grandes missions possibles pour les forces armées modernes et on s’aperçoit aussi que ces missions différentes ne nécessitent pas tout à fait les mêmes moyens et méthodes.
Au milieu du siècle, on renoue avec la guerre contre les États. De 1853 à 1871, l’armée française affronte successivement celles de la Russie, de l’Autriche et de la Confédération allemande, et les combats y sont très différents de ceux de l’époque napoléonienne. Puis on connaît à nouveau une période de paix en Europe tout en multipliant les expéditions coloniales par ailleurs. Au tournant du siècle, le jeune Winston Churchill se désole dans une lettre de ne pouvoir jamais connaître la gloire militaire en Europe où, clairement, il ne va plus y avoir de guerre. On connaît la suite. La croissance reprend et on fait à partir de 1914 une guerre considérée comme impossible quelques années plus tôt et selon des formes que peu ont anticipées.
À la fin des années 1950, l’économiste Gaston Imbert a donné une explication à ce curieux phénomène en le reliant aux grands mouvements économiques. Durant les phases d’expansion, les États disposent de ressources accrues qui leur donnent des moyens et des ambitions rivales de puissance. Dans les phases de dépression, au contraire, les moyens militaires se réduisent et l’attention se porte sur les problèmes intérieurs ou les conflits périphériques. Après la Grande Guerre, et plus encore au moment de la crise économique, les puissances européennes n’aspirent effectivement qu’à la paix. Au tournant des années 1920-1930, on multiplie les accords de détente et on met la guerre « hors la loi ». Dix ans plus tard, la France est occupée par l’Allemagne nazie qui n’a pas joué le jeu du pacifisme et de la réduction des dépenses publiques en temps de crise.
Le désastre de mai-juin 1940 est un évènement incroyable. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, on fait tout pour éviter son retour en cherchant à reproduire le modèle des forces américaines. Dans les états-majors français, personne ne parle ni de l’arme atomique, qui finalement va freiner les ardeurs militaires, ni de la guerre d’une forme nouvelle qui débute au Vietnam et qui pourtant sera la norme jusqu’en 1962. Les généraux qui quittent l’institution militaire à la fin de la guerre d’Algérie auront tous connu une série de guerres et de combats presque tous inimaginables quelques années plus tôt.
La Ve République atomique
Le 23 novembre 1961, le général de Gaulle fait un grand discours à Strasbourg, dans lequel il donne sa vision du monde après la fin de l’Empire et l’arrivée des missiles balistiques thermonucléaires. Il fixe trois missions aux forces armées : dissuader l’Union soviétique de détruire la France et si possible les voisins, protéger le territoire contre les intrusions de l’ennemi et enfin intervenir de manière limitée à l’extérieur, en particulier au profit des alliés africains. Dans les représentations, l’idée de la guerre avec emploi de l’arme nucléaire est partout. De Gaulle lui-même est persuadé de son inéluctabilité. Cette guerre ne survient pourtant pas. La France n’y a qu’une part, mais les deux blocs sont effectivement dissuadés de s’affronter en Europe. Les seuls combats que l’on connaît sont donc finalement en Afrique, sous la forme, prévue, d’interventions rapides, de Bizerte en 1961 à l’opération « Tacaud » au Tchad en 1978-1979.