DefTech

Les facteurs connexes de la montée en gamme des armées : des domaines clés trop souvent délaissés

Définir une montée en gamme technique, c’est avant tout introduire de nouveaux éléments au sein des forces afin de leur permettre de décupler leurs effets, mais c’est également s’adapter aux nouveaux dangers et les contrer. Or le développement de menaces combinées, en particulier du fait de l’introduction de groupes de machines, des salves manœuvrantes et du développement des moyens de tirs indirects, ne peut plus se satisfaire d’un cloisonnement des systèmes en fonction de leur portée ou de la cible qui leur est prioritairement affectée. Ce phénomène touche en outre de plus en plus de domaines : ISR (Intelligence, Surveillance, Reconnaissance) (4) interconnecté à tous les systèmes d’une zone tactique, moyens défensifs de guerre électronique pour tous les types d’unités et à tous les échelons, etc. Toutefois, le pan le plus emblématique de cet impératif de décloisonnement – ultime facteur connexe pris en compte dans cet article – concerne la défense sol-air qui, du fait de la diffusion de capacités offensives telles que les drones et les munitions manœuvrantes ainsi que de la dissémination continue des moyens LRM (lance-roquettes multiples) et missiles, doit faire face à des menaces combinées et de toute nature. De ce fait, le cloisonnement en fonction de la portée d’interception et/ou des types de menaces (missiles, drones…) n’est plus adapté et nécessite une approche globale et décloisonnée, comme le représente le programme américain IAMD (5).

Sans une refonte de l’organisation de ces domaines, l’efficacité opérationnelle ne pourra être au rendez-vous du fait d’une saturation des systèmes, même s’ils ont été modernisés et déployés en nombre. Ainsi, la combinaison de menaces ne pourra pas être gérée.

Pour la France, des implications nouvelles pour la remontée en puissance

En fin de compte, la déclinaison des facteurs connexes de l’efficacité opérationnelle dans une perspective de montée en gamme des forces durant les deux prochaines décennies démontre une nécessaire réorientation des priorités afin de sortir d’une vision trop souvent centrée sur les questions technologiques et quantitatives. De manière pratique, si l’on applique ce constat au cas français, on peut dégager un bilan en demi-teinte.

Au rang des points positifs, il apparaît que l’entraînement est un sujet particulièrement bien ciblé et qui fera l’objet d’un effort soutenu pour atteindre des standards de préparation à la haute intensité à horizon 2030 (6).

En ce qui concerne les éléments négatifs, on constate un ensemble de domaines qui n’ont pas à l’heure actuelle fait l’objet d’une prise en compte et qui pourtant présentent des déficits capacitaires et opérationnels criants. Ainsi, l’interopérabilité entre alliés constitue un réel problème puisque, hormis le partenariat terrestre Capacité motorisée (CaMo) avec la Belgique, le combat collaboratif n’est pas développé avec les autres nations européennes et n’est ainsi pas prévu à l’heure actuelle pour s’intégrer directement avec le projet collaboratif germano-néerlandais TEN. Cette situation, qui est propre à l’ensemble des États alliés, fait courir le risque de bulles numérisées déconnectées qui ne peuvent alors fonctionner entre elles que dans un format dégradé, faisant perdre l’intérêt d’une manœuvre collaborative d’ensemble. Un autre problème majeur dans la prise en compte des facteurs connexes pour la France réside dans le décloisonnement de la défense sol-air, qui est à l’heure actuelle maintenue dans une vision compartimentée en fonction des systèmes et des armes (l’armée de Terre ne dispose ainsi que des moyens de très courte portée), la montée en gamme n’étant envisagée que sous le prisme capacitaire d’un accroissement des volumes.

Enfin, des solutions intermédiaires semblent émerger concernant les autres domaines des facteurs connexes, impliquant une vigilance particulière dans la mise en œuvre des objectifs visés. En effet, si le « mode dégradé » fait partie par essence de la pensée opérationnelle française, aucune doctrine concrète, aucun exercice n’a été planifié pour la développer concernant les opérations infovalorisées. De même, alors que le MCO est une préoccupation établie depuis la dernière loi de programmation militaire et fait l’objet d’une grande réforme structurelle, celle-ci sera longue à mettre en œuvre et fera donc peser d’importantes carences pendant de nombreuses années encore (7).

In fine, ces quelques éléments auront permis de mieux comprendre le fonctionnement d’une montée en gamme des forces armées dans l’objectif de maximiser l’efficacité opérationnelle. De fait, aux côtés des traditionnelles avancées techniques et augmentation de la masse se trouvent un ensemble de facteurs connexes qui, tout aussi déterminants, doivent être pris en compte au plus tôt pour éviter les déconvenues à l’instant T. Le cas français permet alors de distinguer toute la complexité du processus qui, comme pour des programmes capacitaires, nécessite des investissements importants et une politique du temps long.

Notes

(1) Étude effectuée dans le cadre de l’Observatoire armée de Terre 2035 au profit de l’état-major de l’armée de Terre : Thibault Fouillet, en collaboration avec Bruno Lassalle, La remontée en puissance à la lumière des vulnérabilités et dépendances industrielles révélées par la crise sanitaire, Fondation pour la recherche stratégique, Observatoire armée de Terre 2035, 2020, 41 p.

(2) L’horizon 2035-2040 étant de fait la borne d’étude des principales productions doctrinales récentes ainsi que des programmes de recherche, dont l’Observatoire armée de Terre précédemment cité.

(3) Laurent Lagneau, « Cinq des six destroyers de la Royal Navy sont actuellement indisponibles pour des raisons techniques », Opex360.com, 25 juillet 2021 (http://www.opex360.com/2021/07/25/cinq-des-six-destroyers-de-la-royal-navy-sont-actuellement-indisponibles-pour-des-raisons-techniques/).

(4) Intelligence, Surveillance, Reconnaissance : ensemble des moyens de surveillance du champ de bataille permettant la détection et la localisation des forces adverses.

(5) Integrated Air and Missile Defense (Jeremiah Rozman, « Integrated Air and Missile Defense in Multi-Domain Operations », Spotlight 20-2, Association of the United States Army, mai 2020).

(6) C’est en tout cas l’un des objectifs fixés par l’état-major de l’armée de Terre : Chef d’état-major de l’armée de Terre, Vision stratégique : supériorité opérationnelle 2030, armée de Terre, avril 2020, 20 p.

(7) À titre d’exemple, fin 2020 la disponibilité des chars Leclerc était seulement de 56 % et celle des CAESAR de 60 % (Assemblée nationale, Réponse par Mme Parly, ministre des Armées, à la question écrite de M. le député François Cornut-Gentille, Question no 25691, publiée au JO le 26 mai 2020).

Légende de la photo en première page : Le maintien en condition opérationnelle des munitions est un élément capital, en opérations extérieures ou lors des entraînements. © Armée de Terre.

Avatar

Thibault Fouillet

Chargé de recherche, Observatoire armée de Terre 2035, Fondation pour la recherche stratégique (FRS).